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quand on a un parcours comme le mien, se sentir légitime est forcément une conqête

April 12, 2019

La première fois que j’ai vue Alice Diop, c’était lors d’un colloque à Paris. Elle était assise seule derrière une grande table. Elle paraissait toute frêle et très jeune. Mais elle parlait avec tant de conviction et d’intelligence de son dernier film, La Mort de Danton, que je me suis dit que je devais absolument le voir. Deux documentaires et un César plus tard, Alice Diop poursuit son parcours atypique et sensible de cinéaste en France.

L’inviter au festival que j’organise avec NYU à New York, The Black Experience in French Cinema, était une évidence. Entretien.

Dans « Pour la tendresse » et « La mort de Danton », tu choisis de filmer des hommes, plus particulièrement des jeunes hommes de banlieue, que tu montres sous des aspects inédits. As-tu le sentiment d’un déficit de représentation ?

Le déficit de représentation est certain, et sans doute plus que le manque de représentation ce qui me peine c’est la stigmatisation, la caricature, le manque de soin à leur égard que l’on constate assez souvent les rares fois où ils sont représentés.

Dans « La Mort de Danton », Steve Tientcheu cache à ses copains de cité qu’il prend des cours de théâtre à Paris. Que redoute-t-il ?

Je crois qu’il le cache parce qu’il a peur de ne pas réussir, de ne pas aller jusqu’au bout. Il y a sans doute une question d’orgueil aussi. En cas d’échec, il ne se serait pas trop dévoilé. Il y a aussi la crainte de ce qu’ils pourraient penser, la peur de ne pas être compris, d’être attaqué, stigmatisé. J’étais heureuse de pouvoir montrer qu’il se trompait. Il était, en fin de compte, lui-même porté par ces propres clichés vis à vis d’eux. Non seulement ses amis ont très bien réagi, mais ils ont aussi saisi tout l’enjeu de la violence subit par Steve dans le cours. Il leur a suffi pour cela d’assister à une représentation.

De la même façon, plusieurs des garçons de « Vers la tendresse » ont du mal à parler d’amour ou à partager leurs sentiments avec leurs amis, comme s’ils voulaient se conformer à une certaine image de la masculinité.

L’un des enjeux du film était pour moi de déconstruire la part de mise en scène dans la fabrication de cette masculinité très agressive qu’ils affichent. L’affaire #MeToo et le réveil d’un puissant mouvement féministe a eu aussi comme intérêt de ne plus cibler ces hommes qui vivent en banlieue comme les seuls hommes à rééduquer. On a pu se rendre compte que c’est un phénomène mondial qui traverse toutes les couches sociales.
En ce qui concerne les garçons des cités, je crois aussi qu’affirmer cette virilité outrancière est une manière d’afficher le seul pouvoir dont ils croient disposer, étant souvent démunis en capital social, culturel ou politique. En tout cas, c’est ce que les hommes qui parlent dans mon film mon aidé à questionner. Après, je rappelle souvent que je ne suis pas sociologue. Rien ne m’agace plus que les généralités et les lieux commun. Je parle à partir de l’expérience relatée par ces quatre hommes qui parlent dans mon film. Ca me permet d’ouvrir des pistes de réflexions.

Dans « La mort de Danton » il est question d’une exclusion sociale subtile, pratiquée par des gens qui ne se pensent pas du tout comme racistes ou dans des préjugés de classe. En tant que femme et réalisatrice noire, ayant grandi en banlieue, est-ce quelque chose que tu as ressenti ? Par exemple dans le milieu du cinéma ?

Je crois qu’il est difficile de ne jamais l’avoir ressenti quand on est une femme noire vivant en France. Jamais encore je n’ai été insultée frontalement. Pour moi, le racisme se niche dans un impensé, et comme en France on est très rétif à faire ce travail de déconstruction – préférant croire au mythe du racisme circonscrit à l’extrême droite -, les choses n’avancent pas beaucoup. Les gens qui travaillent dans le cinéma n’en sont malheureusement pas plus épargnés qu’ailleurs.

Quand on a un parcours comme le mien, que l’on est enfant d’immigrés, que l’on est femme, que l’on a grandi en banlieue, se sentir légitime est forcément une conquête, un combat que l’on gagne contre tout ça. Peu de gens nous ont vu arriver… Personne ne nous attend. Imposer sa voix, son point de vue, ses idées, ses films est une difficulté renforcée.

Qu’est-ce que ton César a changé dans la perception que les gens de cinéma ont de toi ?

C’est difficile de répondre… Je crois que le César offre une visibilité à mon travail, aux causes que je défends, aux gens que je veux mettre en lumière, à ceux que j’aimerais sortir de l’invisibilité. Ca crée aussi un peu d’attente. Après c’est très relatif. C’est un métier tellement féroce que finalement personne n’est jamais vraiment attendu

Tu tournes un nouveau film, un documentaire qui suit la ligne de RER B. Peux-tu nous en parler un peu ?

Je retourne sur un territoire intime : là d’où je viens, les confins de la ligne B au Nord, et je descends vers le Sud, vers des lieux qui me sont inconnus. C’est un film que je construis comme un recueil de nouvelles. Il est fait d’une série d’histoires de gens ordinaires qui vivent de part et d’autre de la ligne du RER. Cette ligne est symbolique parce qu’elle traverse tous les mondes sociaux (la banlieue nord des grands ensembles, la banlieue péri-urbaine, plus chic, les zones industrielles, et elle finit dans la forêt). La regarder, c’est regarder un bout de la France.

Ce film est inspiré du livre de François Maspero « Les passagers du Roissy express » et comme lui, j’ai le souhait avec ce film de prendre le temps de regarder la banlieue comme on la regarde rarement, d’être attentive au non-évènement, à l’ordinaire, au singulier pour sortir de l’emprise du regard médiatique, proposer en somme un autre regard, éminemment subjectif.

Alice Danton présentera ses films dans le cadre du festival The Black Experience in French Cinema. Projection le vendredi 12 avril 2019 à 18h au Cantor Film Center, suivi d’un débat « Race and Gender in the Housing Projects.

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